,

Guillaume Verdier : «On défriche !»

Dans Voiles et Voiliers n° 559 nous revenons sur le Maxi Edmond de Rothschild – Gitana 17 de son petit nom – au moment de sa mise à l’eau à Vannes le 17 juillet dernier puis de sa première navigation le 28 au large de Lorient, son port d’attache. Une navigation, sous la houlette de son skipper Sébastien Josse, où il n’y avait d’ailleurs que le foil bâbord installé. À l’occasion du lancement, nous avons rencontré Guillaume Verdier, l’architecte qui, avec son équipe a donné naissance à ce trimaran Ultim de nouvelle génération. Après sa victoire au terme de la dernière Coupe de l’America en compagnie de Team New Zealand, ce spécialiste des bateaux qui volent revient en détail sur sa gestation et la technique.

©Voilesetvoiliers

Guillaume Verdier à côté de l’armatrice du bateau, Ariane de Rothschild, a signé avec son cabinet cet Ultim révolutionnaire.
© Yvan Zedda/Gitana S.A.

Voilesetvoiliers.com : Guillaume, vous signez ce multicoque totalement radical…
Guillaume Verdier :
 Je travaille avec beaucoup de collaborateurs mais je tiens à préciser que mon système de fonctionnement architectural est celui d’un groupe. Je ne me positionne pas en tant que chef. On est tous capable d’interagir et d’inter-changer. C’est un peu le cas lorsque nous avons fait les 60 pieds IMOCA avec VPLP : nous étions à 50/50. Le bateau est signé de mon nom mais nous avons une dizaine de personnes à y travailler avec, en plus, l’équipe technique de Gitana. Bien que je dessine les formes et que je décide la structure beaucoup de réflexions proviennent d’architectes qui travaillent avec moi : Romaric Neyhousser, Hervé Penfornis ou encore Bobby Kleinschmidt avec lequel je collabore chez Team New Zealand et beaucoup de gens de Team New Zealand d’ailleurs qui nous ont aidés sur ce projet.

Voilesetvoiliers.com : Quel effet cela fait de voir son petit dernier naviguer ?
G.V. : C’est toujours une appréhension au début car l’objet structurel nous interpelle. Sinon c’est incroyable car cela représente pour nous environ 15 000 heures de travail pour y aboutir et je crois 170 000 heures de travail au total, construction comprise. Forcément c’est vivant. Il y a beaucoup de la vie des gens dans un tel projet.

Voilesetvoiliers.com : Quel fut le cahier des charges qui vous a été délivré par l’équipe Gitana ?
G.V. : Ils ont été intéressés par le fait que nous ayons pu faire voler l’AC72 de Team New Zealand (en 2013, lors de la Coupe de l’America, ndlr) au près comme au portant. Du coup ils m’ont demandé s’il était possible d’utiliser leur MOD70 comme maquette – une super-maquette de 21 m ! Cela a été une magnifique opportunité. D’ailleurs il est toujours en développement avec Giovanni Soldini sous le nom de Maserati. Ce fut une démarche progressive. Et un jour, ils m’ont dit : «on passe à l’échelle supérieure». C’est une chance que, en tant  qu’architecte, on a peut-être une fois ou deux dans sa vie ; cela représente un investissement incroyable en temps et en moyens.

Quelques minutes avant la première mise à l’eau le 17 juillet de ce géant long de 32 mètres, large de 23 et pesant 15,5 tonnes.
© Yvan Zedda/Gitana S.A.

Voilesetvoiliers.com : Avez-vous l’impression d’avoir donné naissance au bateau le plus évolué actuellement ?
G.V. : Avec l’ambition de voler au large certainement ! On y va par petits pas. L’un des gros problèmes c’est de réussir à ne pas voler quand la houle sera très formée. Nous devrons alors disposer du bateau raisonnable dont nous avons besoin. Il faut savoir que pas grand-chose nous pousse vers l’avant sur ces bateaux alors que presque tout nous tire vers l’arrière. On va donc essayer de minimiser le frein en améliorant l’aérodynamique. Autre chose qui va prendre du temps : toute la partie «megatronics» à savoir qu’on essaye de mettre au point une plateforme qui va indiquer au marin la meilleure posture à prendre lui permettant d’avoir le moins de difficultés à naviguer. Il y a tellement de paramètres à gérer… Vous avez vu que nous avons des «trimtabs» (volets compensateurs, ndlr) sur les élévateurs de safran ou de dérive ! Donc réussir à gérer dans l’instant la meilleure position pour avoir la meilleure stabilité du bateau de manière à aller plus vite sera le plus difficile. Nous avons des outils pour cela ; il nous faut les développer. C’est la plus grosse difficulté technologique. C’est ce que nous avons fait avec Team New Zealand mais nous étions 80 personnes ! Il faut arriver à tirer la quintessence de ce que nous avons pu faire avec Team New Zealand et le transposer ici.

Voilesetvoiliers.com : Qu’y a-t-il de Team New Zealand dans ce bateau ?
G.V. : La connaissance qu’on a acquise : les profils, la manière dont un foiler fonctionne.

Voilesetvoiliers.com : Et, comme sur le ClassAC d’Emirates Team New Zealand, l’aérodynamique a été très soignée…
G.V. : Et elle est loin d’être finie ! Il manque encore beaucoup de carénages, notamment sur les poutres arrière.

Voilesetvoiliers.com : Les formes de carène en U sont très prononcées. Ce dessin est très original…
G.V. : Pas si exceptionnel que cela finalement : cela ressemble à ce que nous avons fait sur l’AC72. On sait qu’une forme sphérique ou cylindrique offre moins de surface mouillée mais elle présente un énorme défaut : sous 10 nœuds de vitesse, elle se fait aspirer vers le bas. À 25 nœuds on a doublé la masse du bateau en aspiration vers le bas ! Alors autant s’en départir et adapter ce que l’on connaît, d’un ski nautique par exemple. Finalement le plat évite cette succion. Cela fait de la masse dynamique bien plus faible

Ce schéma explique l’intérêt des flotteurs à fond plat. Selon les créateurs du trimarain, ils créent une portance, évitent de se faire aspirer par le bas, augmentent la capacité à voler et assurent une excellente stabilité par mer formée.
© Gitana S.A.

Voilesetvoiliers.com : Et permet aussi plus facilement la sustentation…
G.V. : Exactement. Et quand il ne se sustente pas, il coule moins ! Cela présente le désavantage de solliciter plus la structure. Là on a fait un pas par rapport à ce qui se faisait avant. Une des particularités du trimaran c’est que nous pensons que, pour avoir un meilleur contrôle du bateau et des appendices il faut une plateforme assez rigide. On est parti de ce qui avait été initié en multicoque par Nigel Irens avec des formes très souples qui permettaient de bien passer dans les mers formées. C’était le «souple-mou». Quand on imagine des foils d’une telle envergue, on ne peut plus se permettre d’avoir des structures que l’on contrôle mal. Bien que cela ait beaucoup d’intérêt d’être souple quand on commence à voler. Mais, si on veut transformer l’énergie propulsive en vitesse, avec des formes qui génèrent beaucoup de déformations, cette énergie propulsive va passer dans une torsion et là ce n’est pas bon ! On s’en est écarté pour cette raison. Ce qui explique pourquoi les flotteurs sont assez gros entre les bras. On a des bras qui sont des caissons rectangulaires fermés alors qu’avant il s’agissait de poutres en I donc plus propres à la torsion. On a voulu minimiser les inconnues car il est très difficile de calculer une structure souple. Et comme nous ne sommes pas très futés on est allé vers ce que l’on maîtrise en termes de calcul.
En dessous, on a une carène légèrement inversée, pour des raisons hydrodynamiques. Quand on s’approche de 50 % du déplacement du bateau on se retrouve avec une carène plus appropriée. C’est pour aider au décollage.

Voilesetvoiliers.com : Quelle est la structure du bateau ?
G.V. : C’est un mixte entre sandwich et monolithique carbone. Monolithique pour le «slaming», c’est-à-dire dans les zones susceptibles d’avoir des impacts, là où c’est le plus sollicité. Sinon c’est très ramifié. On a des membrures longitudinales dans les coques.

Mise à l'eau du trimaran géant devant le chanter Multiplast de Vannes. A noter le plan porteur sous la dérive. © Yvan Zedda/Gitana S.A.

Mise à l’eau du trimaran géant devant le chanter Multiplast de Vannes. A noter le plan porteur sous la dérive.
© Yvan Zedda/Gitana S.A.

Voilesetvoiliers.com : Pour quelle raison le bateau présente-t-il une dérive sous la coque centrale en aile de raie avec un plan porteur à sa base ?
G.V. : Elle va stabiliser le bateau en roulis. Les bateaux qui volent ont des problèmes de stabilité longitudinale ; on n’a pas envie que la coque centrale retombe tout le temps. Cette dérive va stabiliser ce mouvement. Mais il y a un défaut à cela : on a ajouté de la traînée.

Voilesetvoiliers.com : Il parait que les foils sont les plus grands jamais imaginés…
G.V. : Pour l’instant ! Ils font près de 8 mètres en longueur développée. Ils ressemblent à ceux de Team New Zealand lors de la génération précédente de la Coupe de l’America. Car ceux adoptés ensuite pendant la Coupe rendent le bateau très, très instable. Mais, sur les ClassAC ils sont énormément contrôlés par une puissante assistance et un équipier qui, sans cesse, règle le foil en temps réel. Cette fois, nous sommes sur des géométries auto stables à l’image de ce qu’il y avait sur les AC72 de 2013. De plus la forme est un peu particulière pour améliorer l’amortissement dans la houle. Le problème sur ces bateaux c’est que, lorsque le foil sort de la vague, le bateau retombe comme une «m…». Pour éviter que nous ayons des à-coups et pour travailler sur une meilleure progressivité nous avons des foils en V plus marqué. En forme de racine carrée très exactement. Un V avec un retour horizontal. Ce qui augmente aussi un peu la traînée. Mais oui, la taille de l’objet est unique.

Voilesetvoiliers.com : Vous devez regretter que la classe Ultim n’autorise pas l’asservissement des foils…
G.V. : Les histoires de politique de classe, je m’en fiche. Nous aurons l’asservissement ensuite. Ils le brancheront et le débrancheront quand ils voudront. Il faut faire en sorte que le bateau soit auto stable. C’est plus important que tout

Voilesetvoiliers.com : Les rumeurs parlent de vitesse tutoyant les 55 nœuds pour ce bateau…
G.V. : Ce n’est pas ce que l’on cherche. On veut d’abord des vitesses moyennes élevées. Le bateau pourra décoller aux alentours de 27 nœuds de vitesse en naviguant à 60° du vent. Il va deux fois et demi plus vite que le vent donc il décollera dès qu’il y aura 13 à 14 nœuds de vitesse de vent. De toute manière, on a fait des choix mais nous sommes limités par la cavitation. Elle nous bloque. Si on voulait vraiment aller plus vite il faudrait accepter d’être pénalisé dans les vitesses basses et les moments de transition. Ce n’est pas notre choix. Aller à 55 nœuds n’est pas un but en soi… même si ce serait rigolo (il rit). On ne cherche pas la performance ultime mais les bonnes moyennes. L’état de la mer jouera un rôle déterminant. On va découvrir tout cela !

Voilesetvoiliers.com : Et quel fut le plus gros défi lors de sa conception ?
G.V. : Ce n’est pas difficile de faire un bateau qui vole mais faire un bateau qui vole dans la houle reste le plus délicat. Et en plus réaliser un bateau qui vole dans la houle à l’échelle d’un solitaire… On défriche !

Le jour même de sa mise à l’eau à Vannes, le trimaran était mâté. Son tirant d’air est de 37 mètres.
© Yvan Zedda/Gitana S.A.

par Philippe Joubin

©Voilesetvoiliers